Chapitre 8
Comment a-t-il bien pu me retrouver, nom de Dieu ? Elle avait évité la chute de justesse, mais elle avait du marbre sous quatre ongles.
Sébastian était d’abord apparu au fond de la galerie, mais il glissa presque aussitôt jusqu’à un recoin obscur. De toute évidence, personne d’autre ne l’avait encore remarqué, car la foule ne se dispersait pas comme si quelqu’un avait crié au feu. Peut-être parce qu’il réussissait à ne se matérialiser qu’en partie, de manière à rester quasi invisible et inodore, du moins aux yeux des créatures peu évoluées. Kaderin avait déjà vu des vampires capables d’un exploit pareil, mais ils étaient beaucoup plus vieux.
En ce qui la concernait, toutefois, elle le voyait parfaitement. Et, si beau qu’elle l’ait trouvé lors de leur première rencontre, il était maintenant irrésistible.
Totalement métamorphosé. Une semaine lui avait suffi pour se muscler ; ses épaules s’étaient élargies, ses bras et ses jambes étoffés. La coupe de sa tenue, à la fois décontractée et luxueuse, mettait en valeur son corps puissant. Son épaisse chevelure noire, toujours aussi longue, avait été domptée.
Mais comment a-t-il bien pu trouver le temple de Riora ?
La première pensée de Kaderin fut qu’une autre Valkyrie avait servi d’indic à Sébastian, en le renseignant sur ses faits et gestes à elle. Mais ce n’était pas possible : même les plus perverses de ses sœurs, celles avec lesquelles elle entretenait les pires relations, ne l’auraient pas trahie – surtout en faveur d’un vampire.
La trahison ne pouvait donc venir que des villageois. Ces minables ! Les yeux de Kaderin se plissèrent. Ces minables condamnés.
Un jeune démon ailé passa en gambadant près du nouveau venu sans avoir conscience de sa présence, mais la réaction de Sébastian prouva à son observatrice qu’il n’avait jamais vu une créature pareille. Pourtant, il dissimulait bien sa surprise – heureusement pour lui, car tout le monde ici n’allait pas tarder à guetter ses réactions, à la recherche de ses faiblesses.
S’il boitait, les griffes seraient attirées par sa jambe. S’il tombait à genoux, les crocs viseraient sa jugulaire. Tel était le monde du Mythos.
— J’ai quelque chose pour toi, Valkyrie, lança Bowen, dans le dos de Kaderin.
Comment osait-il interrompre le cours de ses réflexions ? Elle se retourna et se retrouva face à…une rivière de diamants. Un magnifique collier étincelant, posé dans une grande main.
Il était possible d’hypnotiser les Valkyries grâce au scintillement des joyaux. C’était une de leurs rares faiblesses, due à l’instinct de propriété qu’elles tenaient de leur mère divine, Freyja. Les pierres précieuses exerçaient sur elles un funeste attrait. Bien sûr, ce n’était pas le cas des babioles sans valeur : les zircons les laissaient froides, tandis que les beaux diamants aux profondeurs vibrantes…
La plupart des Valkyries s’entraînaient sans relâche à y résister, mais Kaderin ne se donnait plus cette peine depuis des siècles. Il n’était pas évident de s’essayer à la répugnance quand on n’était pas capable d’attirance.
Si elle avait été un être d’émotions, les gemmes éblouissantes l’auraient fascinée, comme Bowen l’espérait visiblement. Les lumières qu’y allumaient les bougies du temple, les scintillements prisonniers de leur eau, les minuscules aiguilles suscitées par les flammèches rouges, tout cela l’aurait hypnotisée. Brille, brille, brille…
Elle détourna très vite le regard. Curieusement, pour elle qui n’avait pas d’émotions, quelque chose d’assez proche de la fureur rampait dans ses veines.
— Bravo, Bowen, bien joué, mais ce genre de petit tour ne marche pas avec moi.
Ça avait pourtant failli, noms des dieux ! Reprends-toi. Ne montre pas ta faiblesse.
Devant le sourire satisfait du Lycae, elle résista à l’envie de lui jeter un coup d’œil menaçant et se retourna, l’air indifférent, à la recherche du vampire. Deux nymphes le suivaient maintenant de tout près.
— N’empêche que ces petits tours marchent avec les autres Valkyries, hein ? demanda Bowen.
— Adresse-toi à Myst ou à Regina, répondit-elle sans quitter Sébastian du regard. Tu me raconteras ce que ça aura donné.
Ces garces de nymphes collaient littéralement aux basques de l’intrus. Kaderin n’avait jamais compris pourquoi Myst les détestait, mais maintenant, elle révisait son opinion. Sa compagne de maisonnée avait raison, c’étaient de sales petites allumeuses.
— Je lui tiens compagnie dans une orgie quand il veut, lança la plus grande, en examinant langoureusement l’objet de sa convoitise.
Il pivota et tomba nez à nez avec les nymphes dans leurs robes transparentes. Elles ne cherchèrent nullement à dissimuler leur concupiscence, mais il ne resta pas bouche bée, comme un humain.
De l’avis de Kaderin, les nymphes n’avaient pas plus de charme que les Valkyries. Seulement, c’étaient des filles faciles, ce dont on se rendait compte au premier coup d’œil : avec elles, il suffisait d’être un mâle pour arriver à ses fins. Et, curieusement, elles attiraient davantage les hommes que les Valkyries, plus du genre. Vas-y, grand singe, la mort est au bout du chemin.
— Mmm mmm… intervint la plus petite. Le coté face est aussi séduisant que…
— Non !
L’autre avait pâli. Sa voix se réduisait à présent à un chuchotement.
— Ce n’est pas un démon, c’est un vampire !
Sa compagne secoua la tête.
— Il a les yeux gris. Et il n’a pas une odeur de vampire.
Les sourcils de Sébastian se froncèrent. Sans doute se demandait-il ce que sentaient les vampires.
— Un vampire ! hurla la grande.
Elles se fondirent toutes deux dans les chênes du temple, tandis qu’il se retenait manifestement de reculer ! Les créatures alentour, enfin conscientes de sa présence, s’empressèrent de se disperser, ce qui aurait fait jubiler la plupart des humains transformés. Mais Sébastian se contenta de se redresser un peu plus, l’air encore plus arrogant qu’à l’instant de son apparition. Les yeux plissés, il parcourut les lieux du regard. Kaderin imaginait très bien ce qu’il pensait. La situation était certes stupéfiante, mais sa venue avait une raison précise. Il était à la recherche de sa fiancée. Parce qu’un vampire qui avait trouvé sa fiancée ne se résignait jamais à la perdre.
Sébastian leva les yeux. Elle était là, perchée sur la balustrade d’un balcon, au-dessus de lui. Oui, elle était là. Il avait réussi ! Il avait glissé jusqu’à elle.
Un soupir de soulagement monta en lui, mais il le réprima, parfaitement conscient d’être entouré d’une véritable foule – créatures de rêve et de cauchemar mêlées –, dont l’attention se concentrait tout entière sur lui. Lorsque le soulagement se transforma en autosatisfaction à la pensée de son exploit, il dissimula de même un sourire.
Ensuite seulement il remarqua la tenue de Kaderin : une jupe scandaleusement courte, une veste de cuir, des bottes souples. Assise sur la balustrade, elle tendait une jambe nue devant elle et balançait l’autre dans le vide. Furieux de cette exhibition, il parcourut d’un regard menaçant les mâles de l’assemblée disparate.
Jamais encore il n’avait été jaloux. Jamais encore il n’avait rien voulu pour lui seul. Mais voilà qu’une jalousie dévorante lui aiguisait les crocs, qu’il devait se retenir de dévoiler. Kaderin était sienne. Il était hors de question qu’il partage avec d’autres la vision de son corps.
Elle se détourna sans lui prêter attention pour s’adresser à un homme de haute taille, aux yeux ardents… posté beaucoup trop près d’elle.
Sébastian savait que, dans leur relation, il allait être le demandeur, parce qu’il avait plus à y gagner qu’elle, mais après ce qui s’était passé le matin de leur rencontre, il s’attendait au moins qu’elle le salue. Qu’elle réagisse un minimum… Peut-être ses lèvres s’étaient-elles entrouvertes ; peut-être un nuage rose se répandait-il sur ses hautes pommettes.
Que faisait-elle là, avec toutes ces créatures ? Si jamais il commençait à réfléchir à ce qu’il voyait, il risquait de devenir fou. Encore une fois. Il s’efforça donc de n’y prêter aucune attention, pas plus qu’aux éventuels accessoires additionnels dont étaient dotés les êtres qui l’entouraient – cornes, ailes, multiples bras.
Son manque d’assurance le tourmentait encore plus qu’à l’ordinaire, car il oscillait entre le rôle d’humain sidéré et celui de monstre. De toute évidence, les jeunes personnes qui venaient de disparaître dans les arbres avaient moins peur des démons que des vampires… Il faillit maudire Nikolaï une fois de plus pour l’avoir contraint à devenir quelque chose d’aussi détesté, y compris de pareilles créatures, mais se rappela juste à temps que, sans son frère, il serait mort bien avant de rencontrer sa fiancée.
Aussi, rassemblant toute l’arrogance aristocratique instillée en lui depuis sa naissance, monta-t-il l’escalier.
— Katia…
Il se demandait si elle n’allait pas l’ignorer complètement quand elle se retourna enfin, au moment où il dépassait un rondin pourri posé sur le palier.
Un murmure s’éleva de l’énorme bûche :
— Non ? Il l’a vraiment appelée Katia ? Ne laissez pas les petits regarder, ça ne va pas être beau.
Sébastian jeta un coup d’œil en arrière. Le rondin était couvert de petites créatures à l’allure de trolls.
Quand il s’approcha de sa fiancée, le grand mâle aux yeux ardents avec qui elle discutait un peu plus tôt recula dans l’ombre.
— Il faut que je te parle, c’est important, déclara Sébastian.
— Il veut lui parler, chuchota la petite voix sur la bûche.
— Quelqu’un t’a invité ? demanda Kaderin.
— Non.
Elle pencha la tête de côté.
— Alors, comment as-tu réussi à glisser jusqu’à un endroit qui ne figure sur aucune carte du monde connu ? Je sais pertinemment que tu n’étais jamais venu ici.
— Ce n’était pas bien difficile.
Sans savoir pourquoi, il hésitait à dévoiler son exploit.
— Il faut que je te parle de ce qui s’est produit, reprit-il.
— Que s’est-il passé entre Dame Kaderin et ce vampire ? reprit la voix sur le rondin. Qu’a-t-il bien pu se produire ?
— Tu n’aurais pas dû te déplacer pour ça. Je n’ai rien à te dire.
L’homme de l’ombre jeta un regard meurtrier à Sébastian, qui lui montra les crocs en réponse – et se sentit aussitôt mieux. Dire que ce type s’était tenu ; tout près de sa fiancée… Il serra les poings, mais dut admettre en son for intérieur qu’il ne pouvait rien reprocher à l’inconnu, vu la tenue de Kaderin.
— Qu’est-ce que c’est que ces vêtements ?
— Oh… non, ce n’est pas possible.
— Si, si !
Elle haussa les sourcils à son intention, avant d’entrouvrir ses lèvres rouges pour pousser un sifflement quasi distrait en direction du rondin. Les petites voix se turent immédiatement.
En contrebas, dans la galerie, les coquettes à l’allure de nymphes chuchotaient entre elles que Kaderin avait « fricoté » avec un vampire, « comme sa sœur ». Elle écarquilla les yeux, visiblement surprise par leur témérité, puis fit mine de bondir au pied des marches. Les deux femmes s’empressèrent de regagner les chênes.
Sébastian ne voyait qu’elle.
Il n’eut même pas le temps de se raidir en prévision du choc.